Le marché haussier du dollar américain qui dure depuis 12 ans s’est poursuivi
jusqu’en octobre, étant donné l’attrait des taux plus élevés des obligations
américaines, et les difficultés économiques à l’étranger ont continué d’éclipser les
problèmes qui attendent le billet vert à long terme. Toutefois, l’envolée du dollar
florissant s’est brusquement arrêtée au début de novembre, et les investisseurs se
demandent donc si la période de domination du billet vert touche enfin à sa fin. Vu le
niveau exagéré des valorisations, il est évident que le marché haussier de la devise
est mûr et qu’un tournant majeur est proche. Ces sommets sont difficiles à prévoir,
mais nous sommes de plus en plus convaincus qu’un fléchissement du billet vert est
imminent et qu’il marquera le début d’un déclin de plusieurs années.
Malgré les récents reculs, la progression du dollar américain cette année a été extraordinaire, rivalisant
avec certaines des plus importantes appréciations depuis le début des années 1980 (figure 1). Le dollar
a atteint la parité avec l’euro pour la première fois depuis la création de l’euro il y a 22 ans et a
enregistré des sommets inédits depuis des décennies par rapport au yen et à la livre sterling. Même le
renminbi, qui est relativement stable, a cédé 9 %, passant sous les niveaux enregistrés après que
Donald Trump eut déclenché une guerre commerciale avec la Chine. Peu d’autres devises ont échappé à
la vigueur exceptionnelle du dollar, et la plupart ont maintenant fléchi de 5 % à 10 % par rapport au
début de l’année (figure 2).
Figure 1 : Croissance effrénée des gains du dollar américain
Figure 2 : Rendement des devises
Ce marché haussier du dollar américain, qui se poursuit depuis bien plus de dix ans, se distingue par sa
durée (figure 3). La prolongation de la tendance haussière actuelle de la devise s’explique par des
facteurs temporaires qui font persister l’inflation et incitent la Réserve fédérale américaine (Fed) à
continuer de relever les taux d’intérêt. D’autres éléments, comme la guerre entre la Russie et l’Ukraine
ainsi que la lutte musclée de la Chine contre la COVID-19, ont également fait grimper le dollar en
ralentissant la croissance économique et en minant l’attrait des investissements et du tourisme dans
d’autres régions. Ces thèmes ont retenu l’attention des investisseurs au détriment d’éléments plus
traditionnels qui sont défavorables au dollar. Mais à mesure que les influences à court terme
s’estomperont, la vigueur du dollar commencera à succomber aux énormes déficits du budget et du
compte courant, à la démondialisation, à l’explosion des coûts des soins de santé, au vieillissement de la
population et à la diminution de la part du billet vert dans les réserves de change. Cette dépréciation du
dollar qui se profile à l’horizon sera importante, étant donné l’ampleur de la surévaluation de la devise.
Figure 3 : Cycles à long terme du dollar américain pondéré en fonction des échanges
Selon la parité des pouvoirs d’achat (PPA) (figure 4), notre mesure préférée de l’évaluation à long terme
des devises, le dollar américain se situait à plus de 30 % au-dessus de la juste valeur à la fin d’octobre,
un résultat largement étayé par d’autres types de modèles d’évaluation. Les écarts supérieurs à 20 %
sont généralement considérés comme « extrêmes », soit suffisamment importants pour influencer les
décisions prises par les ménages et les entreprises. À mesure que le dollar s’apprécie (et que d’autres
devises se déprécient), les consommateurs américains estiment plus avantageux de dépenser à
l’étranger. Parallèlement, les entreprises peuvent réduire le coût des intrants en se tournant vers des
fournisseurs étrangers. Des études menées par la Deutsche Bank révèlent que les devises ont tendance
à ne pas rester longtemps à un niveau extrême, leurs incursions au-delà du seuil de 20 % étant
généralement mesurées en mois plutôt qu’en années. Comme la surévaluation a dépassé 20 % en mai
seulement, la récente chute du dollar concorde avec les recherches de la Deutsche Bank indiquant que
ces épisodes sont de très courte durée.
Figure 4 : Dollar américain pondéré en fonction des échanges – Évaluation selon la PPA
Ce point de vue est également appuyé par le fait que l’euro n’est pas descendu plus bas que 0,95 $ US,
même si les nouvelles économiques et politiques en Europe demeurent globalement négatives. Il y a une
limite à la mesure dans laquelle les autres devises peuvent s’incliner avant que leur faible valeur ne les
rende suffisamment attrayantes pour attirer des capitaux au détriment des États-Unis. Nous nous
attendons à ce que ce facteur nuise de plus en plus au billet vert l’an prochain et qu’il contribue au
plafonnement du cycle à long terme du dollar américain.
Il y a un débat quant à savoir si le sommet du dollar américain est déjà passé. En novembre, l’euro a
rebondi de 10 % par rapport à ses creux, et les investisseurs ont réduit leurs positions en dollars après
que la Chine a commencé à assouplir ses confinements stricts liés à la COVID-19 au début du mois. Par
ailleurs, la Fed a fait savoir qu’elle ralentirait probablement le rythme des hausses de taux lors de ses
prochaines réunions, ce qui est un signe important qui montre que les mesures prises pour lutter contre
l’inflation atteignent leur cible. De nombreux cambistes ont vite considéré cette baisse de cadence
comme la dernière phase du cycle de relèvement des taux de la Fed. Et bien que les taux d’intérêt
demeurent plus élevés aux États-Unis qu’à l’étranger, le signal donné par la Fed prive le billet vert d’une
source importante de soutien.
Manifestement, la hausse de 4 points de pourcentage du taux directeur observée cette année ne se
reproduira pas, puisque la Fed approche de la fin de son cycle de resserrement et que la menace d’une
récession pèse de plus en plus sur les risques associés au dollar. L’optimisme des marchés à l’égard du
dollar s’est atténué, et ce changement pourrait s’accélérer si les prix à la consommation se stabilisent au
cours des prochains mois. Quelques facteurs pourraient miner encore davantage la confiance et se
traduire par des perspectives pessimistes pour le dollar.
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Données sur l’inflation. Le taux d’inflation sur 12 mois a vraisemblablement atteint un sommet en juin
(figure 5), mais nous savons que la récente stabilisation des prix est liée en partie à la faiblesse des
prix des marchandises. Les mesures de l’IPC de base, qui excluent les composantes très volatiles de
l’alimentation et de l’énergie, sont des indicateurs plus fiables. Une inflation de base modérée pendant
encore quelques mois confirmerait l’idée selon laquelle la Fed pourrait cesser de relever les taux au
début de 2023, et ce scénario susciterait sans doute un engouement pour la prise de positions vendeur
sur le billet vert. En plus de l’IPC, nous surveillons de près les estimations du marché obligataire quant
au « taux final » de la Fed (le point auquel la Fed cesse de relever les taux). La baisse des attentes à
l’égard du taux final, par rapport à un sommet de 5,13 %, a jusqu’à présent été négligeable (figure 6),
et nous sommes d’avis que si une récession venait à provoquer une diminution plus marquée de ces
attentes, le dollar fléchirait encore davantage.
Figure 5 : L’inflation aux États-Unis a atteint un sommet au T2
Figure 6 : Le taux final des fonds fédéraux n’a pas encore chuté
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Pénurie d’énergie en Europe. Les températures clémentes de l’automne ont permis aux pays
européens de reconstituer leurs stocks de gaz naturel, et les capacités de stockage atteignent
maintenant leur maximum dans presque tous les pays de la zone euro (figure 7). Bien que la situation
économique de l’Europe demeure sans contredit compliquée, cette évolution réduit la probabilité de
scénarios catastrophes et rassure les investisseurs qui craignaient auparavant une pénurie dramatique
d’énergie en Europe cet hiver.
Figure 7 : Les stocks de gaz européens sont presque au maximum de leur capacité
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Cas de COVID-19 en Chine. L’appétit pour le risque a fortement augmenté et le dollar américain a
chuté rapidement au début de novembre, en réaction à des rumeurs selon lesquelles les mesures de
confinement en Chine pourraient être levées. Depuis lors, le nombre de cas au pays a grimpé à
40 000 par jour et les restrictions sont encore maintenues. Il est possible que la reprise des activités
survienne plus tardivement que prévu, mais quand ce sera fait, peut-être au printemps lorsque la
Chine lancera de nouveaux vaccins, l’ajustement à la baisse du dollar pourrait être rapide.
Le statut particulier du dollar américain à titre de valeur refuge
Le risque de repli des actions mondiales est un facteur qui pourrait empêcher nos prévisions de baisse
du dollar de se concrétiser. Le billet vert a depuis longtemps une corrélation négative avec les actions
mondiales : quand les actions plongent, les investisseurs se ruent habituellement vers la sécurité du
dollar américain. Cette dynamique a été accentuée par la liquidation simultanée des obligations
mondiales cette année. La situation a profité au billet vert, car la hausse des taux obligataires rend la
détention d’actifs en dollars américains plus attrayante que celle d’actifs libellés dans d’autres devises.
Les investisseurs utilisent donc des avoirs en dollars américains pour protéger leur portefeuille lorsque
d’autres actifs refuges (obligations, or et yen) n’offrent pas de protection.
Il est rare que les obligations et les actions s’inclinent en même temps, et les recherches menées par
RBC Marchés des Capitaux confirment qu’un tel contexte est l’un des plus favorables au dollar américain.
En effet, le quadrant inférieur gauche de la figure 8 montre que le billet vert progresse lorsque les
actions et les obligations se replient, ce qui est précisément ce qui s’est produit en 2022. Nous nous
attendons à ce que les marchés migrent vers le quadrant supérieur droit, où les obligations et les actions
se redressent, probablement en réaction à la perception selon laquelle la Fed commencera à annoncer
des baisses de taux l’an prochain. Peu importe que cette migration soit directe ou que les marchés
passent d’abord par d’autres quadrants, le dollar n’a que peu ou pas de marge de manœuvre pour
s’apprécier davantage, tandis que les risques de recul de la devise sont importants. Dans les deux cas,
un repli du dollar serait presque certain, ce qui conduirait à une reprise généralisée des devises des pays
développés et, en particulier, des pays émergents.
Figure 8 : Rendements des devises dans divers contextes d’obligations, d’actions
Marchés émergents
Au cours de la dernière année, le dollar américain s’est principalement raffermi par rapport aux autres
devises du G10, les devises des marchés émergents ayant mieux résisté (figure 9). Cette résilience n’est
pas ce à quoi on s’attendrait lors d’une année de vigueur généralisée du dollar et d’envolée des taux
obligataires mondiaux, deux facteurs qui ont traditionnellement causé des ennuis aux économies en
développement. La meilleure tenue des marchés émergents peut être attribuée à quelques facteurs.
Premièrement, ces pays sont moins vulnérables qu’auparavant à une fuite des capitaux, leur crédibilité
s’étant renforcée grâce à des taux de change plus souples, à l’amélioration des soldes des comptes
courants, à des réserves de change plus importantes et à une plus faible dépendance à l’égard des
emprunts libellés en dollars américains. Deuxièmement, les banques centrales des pays émergents ont
haussé les taux d’intérêt de façon vigoureuse, et bon nombre d’entre elles ont commencé bien avant le
début du cycle de relèvement de la Fed. Les taux directeurs élevés dans les marchés émergents (à deux
chiffres dans certains cas) aident à éviter les sorties massives de capitaux engendrées par les cycles de
relèvement précédents de la Fed. Troisièmement, plusieurs de ces devises sont sous-évaluées
(figure 10) et sous-pondérées, de sorte que l’on constate une absence manifeste de ventes forcées
visant les devises des pays émergents. Ces facteurs nous portent à croire que ces devises pourraient
surpasser celles des pays développés au cours de l’année à venir.
Figure 9 : Deux dollars distincts
Figure 10 : Les devises des marchés émergents sont encore bon marché
Le yen
Sous l’effet de la fermeté de la Fed et de l’engagement résolu de la Banque du Japon envers une
politique monétaire expansionniste, le yen a plongé presque en chute libre. Comme la politique de
contrôle de la courbe des taux de la Banque du Japon maintient les taux à long terme dans une
fourchette basse et étroite, la dépréciation du yen est uniquement attribuable à la forte hausse des taux
directeurs aux États-Unis (figure 11), et seule la fin du cycle de relèvement de la Fed semble pouvoir
redresser le yen. La devise japonaise est maintenant l’une des plus sous-évaluées au monde, mais cette
faiblesse n’offre guère de réconfort aux exportateurs, car elle se traduit par une augmentation encore
plus importante des prix de l’énergie, qui sont établis en dollars américains. Le ministère des Finances du
Japon, soucieux de ralentir la glissade de la devise, est intervenu à la fin de septembre quand le taux a
atteint 146 yens par dollar, et à la mi-octobre quand il s’est établi à 152 (figure 12). Le yen ne s’est pas
raffermi avant le début de novembre, lorsque les taux des obligations du Trésor ont commencé à fléchir.
À notre avis, le yen rebondira une fois que la Fed aura cessé de relever les taux, et il pourrait s’apprécier
de façon notable si l’économie américaine entre en récession. Nous prévoyons un taux de 130 yens par
dollar américain d’ici un an.
Figure 11 : Le taux de change USD/JPY suit de près les taux finaux américains
Figure 12 : USD/JPY et intervention de la banque du Japon
L’euro
L’euro a été la première grande devise à s’incliner de façon marquée au premier semestre de 2022, alors
que la Fed s’engageait dans son cycle de hausse des taux. Du fait des inquiétudes entourant la
croissance économique et la sécurité énergétique, l’euro s’est replié jusqu’à 0,95 $ US, même si les taux
d’intérêt d’alors donnaient à penser qu’il aurait dû se négocier à un niveau plus élevé (figure 13). La
monnaie unique a depuis remonté à environ 1,05 $ US, soutenue en partie par les hausses de taux de la
Banque centrale européenne (BCE) et l’accroissement des stocks de gaz naturel. Le dénouement des
positions vendeur sur l’euro (figure 14) a accentué le rebond de la monnaie unique, mais des questions
demeurent quant à savoir si sa tendance haussière pourra se maintenir.
Figure 13 : L’euro a été plus faible que ne sauraient le justifier les taux
Figure 14 : Le dénouement des positions vendeur favorise le raffermissement de l’euro
Nous observons également une amélioration continue du solde des flux de capitaux vers l’Europe. Les
Européens qui avaient investi à l’étranger pour éviter les taux obligataires négatifs constatent
maintenant qu’ils peuvent obtenir des taux positifs chez eux et rapatrient une partie des 4 billions
d’euros qui s’étaient retrouvés à l’étranger (figure 15). Même si la liquidation des couvertures de change
correspondantes pourrait contrebalancer l’incidence sur la devise, nous croyons que ce rapatriement
sera au moins partiellement favorable à l’euro. Nous estimons que l’euro poursuivra sa remontée et qu’il
atteindra 1,10 $ US au cours de la prochaine année.
Figure 15 : Les investisseurs de la zone euro rapatrient leurs capitaux
Livre sterling
Nous restons pessimistes quant à la livre sterling par rapport aux autres principales devises. En raison
des déficits persistants du compte courant, le Royaume-Uni est tributaire des entrées de capitaux
étrangers. Cette situation s’est par ailleurs aggravée avec l’augmentation des investissements des
entreprises en Europe continentale lors de l’entrée en vigueur des règles liées au Brexit. L’audacieux
projet de dépenses du gouvernement n’a guère redoré l’image du Royaume-Uni en tant que dépositaire
de capitaux responsable et la livre est brièvement tombée à 1,05 $ US, son plus bas niveau depuis
plusieurs décennies. La livre sterling étant encore surévaluée d’environ 10 % par rapport à l’euro
(figure 16), son récent repli demeure insuffisant pour relancer les exportations vers la zone euro, le
principal partenaire commercial de la Grande-Bretagne. Selon nos prévisions, la livre sterling restera à la
traîne au sein du G10 et se négociera à 1,20 $ US d’ici 12 mois.
Figure 16 : GBP/EUR Évaluation selon la PPA
Le dollar canadien
Le dollar canadien s’est relativement bien comporté cette année dans un contexte de forte appréciation
du dollar américain, principalement parce que la Banque du Canada a relevé les taux d’intérêt à peu
près au même rythme que la Fed. Le huard a fléchi récemment, car les investisseurs accordent plus
d’attention à la dépendance de l’économie canadienne à l’égard du marché de l’habitation et à
l’endettement relativement important des ménages qui le financent (figure 17). Comme les investisseurs
doutent de plus en plus de la volonté et de la capacité de la Banque du Canada de continuer à relever les
taux de façon aussi énergique que la Fed, l’appréciation du dollar américain par rapport au dollar
canadien s’est récemment accélérée de concert avec ces doutes (figure 18). Malgré son récent repli, le
huard a réussi à surpasser les autres devises du G10 cette année (figure 19).
Figure 17 : Les titres de créance canadiens sont relativement élevés
Figure 18 : USD/CAD et écart des taux finaux entre les É.-U. et le Canada
Figure 19 : Rendement en cumul annuel du G10
Le Canada affiche maintenant un compte courant excédentaire, de solides termes de l’échange, une
forte croissance démographique et l’un des rendements en revenu les plus élevés des pays développés.
Son économie devrait faire meilleure figure que celle du Royaume-Uni ou de l’Europe, et le pays jouit
d’une bonne situation budgétaire, ayant enregistré quelques excédents mensuels cette année.
Le billet vert s’est raffermi par rapport au dollar canadien au-delà de la fourchette
en place depuis plus d’un an (figure 20), en partie en raison de l’accent mis
récemment sur le secteur du logement au Canada. Le taux de change s’est établi
dans une nouvelle fourchette de 1,32 $ CA à 1,40 $ CA par dollar américain, dont le
sommet représente le niveau auquel les sociétés et les investisseurs institutionnels
commencent à s’intéresser au huard. Les facteurs qui influent normalement sur le
huard, comme les taux d’intérêt à court terme et les prix du pétrole, ont diminué en
importance, car la devise est devenue liée aux actions et au dollar américain. Un
nouveau délestage des actions pourrait donc faire grimper le taux de change au-
dessus de 1,40 $ CA ; à un tel niveau, nous recommanderions aux investisseurs
ayant un horizon de placement à long terme d’acquérir des dollars canadiens et de
couvrir leurs positions en dollars américains. Nous prévoyons que le dollar canadien
se raffermira parallèlement à une dépréciation généralisée du dollar américain. À
notre avis, le huard pourrait grimper à 1,23 $ CA par dollar américain au cours de la
prochaine année.
Figure 20 : Le taux de change USD/CAD a franchi la limite