Les taux des obligations mondiales ont fortement baissé alors que le coronavirus bouleverse considérablement la vie des gens partout sur la planète. Le taux des obligations d’État américaines à dix ans, qui était de près de 2,00 % au début de l’année, s’est établi à un creux historique d’à peine 0,31 % au début de mars. Il se situe actuellement à un niveau peu reluisant de 0,60 % (figure 1). Nous nous attendons à ce que les effets secondaires du virus sur l’activité économique continuent de se faire sentir pendant un certain temps encore. Par conséquent, les taux obligataires devraient rester près des creux récemment atteints tant que le chômage demeure élevé, que l’inflation reste faible et que les banques centrales maintiennent leur approche expansionniste. Au cours des 12 prochains mois, l’attention du marché obligataire sera tournée vers les mesures que prendront les décideurs politiques en réponse à l’évolution de la pandémie.
Figure 1 : Taux des obligations américaines à 10 ans
Ces derniers mois, les gouvernements ont considérablement accru leurs dépenses. Ils devront donc exploiter intensivement les marchés obligataires afin de financer ces dépenses et de contrebalancer la diminution des recettes fiscales. D’ici la fin de l’année, selon les prévisions, la proportion de la dette publique par rapport au PIB mondial devrait s’accroître d’un quart, éclipsant ainsi l’augmentation survenue en 2009, lors de la crise financière mondiale (figure 2). Cette situation se traduira par l’endettement le plus élevé des gouvernements comparativement à la taille de l’économie mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale.
Figure 2: L’endettement a augmenté encore plus que durant la crise financière mondiale
Hausse annuelle de la dette publique en pourcentage du PIB
Les banques centrales sont elles aussi très occupées. Celles qui avaient réussi à relever leurs taux au cours des dernières années, comme la Réserve fédérale américaine (Fed) et la Banque du Canada (BdC), les ont ramenés à une valeur pratiquement nulle. De plus, la Fed a relancé son programme d’achats d’actifs et la Banque du Canada a lancé un tel programme pour la première fois. Les banques centrales dont la politique était déjà accommodante, comme celles de l’Europe et du Japon, ont intensifié l’utilisation d’autres outils afin d’assouplir leur politique monétaire. Toutes les grandes banques centrales se sont engagées à maintenir de faibles taux d’intérêt pendant une longue période. La Fed a effectué des achats obligataires à un rythme et d’une ampleur sans égal dans son histoire récente : elle a acquis pour près de 2 billions de dollars américains d’obligations d’État depuis mars, et a l’intention d’en acheter davantage (figure 3). De plus, pour la toute première fois, elle achète aussi des obligations de sociétés.
Figure 3 : Programmes d’achat d’actifs de la Réserve fédérale
Dans un avenir prévisible, les inquiétudes au sujet de la COVID-19 et de ses effets tenaces sur l’économie mondiale devraient soutenir les prix des obligations. L’incertitude régnera : c’est dans de tels contextes que les obligations d’État affichent leur valeur. Les efforts des banques centrales visant à maintenir une politique souple au moyen de faibles taux et d’achats d’actifs stimuleront les prix des obligations. D’ailleurs, il est peu probable qu’une banque centrale relève ses taux au cours des 12 prochains mois en l’absence de progrès importants dans la lutte contre le coronavirus. Le contexte actuel est particulièrement favorable au maintien de faibles taux obligataires. De plus, nous prévoyons que les taux des obligations à dix ans de la plupart des principaux marchés seront essentiellement les mêmes dans un an, à moins que la reprise économique soit beaucoup plus rapide que prévu. Il serait raisonnable de s’attendre à une augmentation des taux parallèlement à une diminution des prix actuels des obligations, à mesure que la pandémie se résorbera à long terme. Cette pandémie, comme toutes les précédentes, finira par passer. Un retour à un semblant de normalité, non seulement pour les gens, mais aussi pour le marché obligataire, devrait alors suivre.
L’incidence de toute reprise économique naissante se traduira par une hausse des taux obligataires à long terme et une accentuation de la courbe des taux. L’augmentation des taux obligataires se produira fort probablement avant le relèvement des taux d’intérêt par les banques centrales. Dans la foulée de la crise financière de 2008-2009, les taux des obligations à long terme ont commencé à augmenter au cours de la reprise économique. Ce n’est que sept ans plus tard que la Fed a relevé son taux directeur, fixé à zéro pendant la crise.
Les estimations de la juste valeur des obligations portent à croire que le taux des obligations du Trésor américain à dix ans, qui servent de référence, devrait augmenter avec le temps pour s’établir dans une fourchette de 1,5 % à 3,5 %. Cette plage est tirée de notre modèle de juste valeur, qui est fondé sur l’inflation, les taux d’intérêt d’équilibre et une prime de terme, cette dernière correspondant à une estimation du rendement qu’exigeront les investisseurs pour compenser le risque d’une variation marquée des taux.
Selon nous, la très forte augmentation de la dette publique soulèvera des questions concernant la viabilité budgétaire, étant donné que la situation financière de nombreux pays était peu reluisante avant même l’arrivée de la pandémie. Il est à noter qu’en Italie et aux États-Unis, les mesures budgétaires adoptées en réponse au coronavirus ont grandement aggravé une situation déjà problématique. Des discussions qui étaient déjà difficiles le deviendront encore plus. Rien de tout cela n’est encourageant pour les porteurs d’obligations à long terme, dont les placements s’appuient sur la promesse d’entrées de fonds fixes sur une longue période, dans un avenir incertain. Compte tenu des risques, les investisseurs pourraient exiger une rémunération supérieure avec le temps.
Cependant, il n’est certainement pas inévitable que la hausse de l’endettement incite les investisseurs à réclamer des taux plus élevés. Prenons l’exemple du Japon : malgré un ratio dette/PIB de plus de 200 %, le gouvernement japonais peut emprunter des fonds à des taux d’intérêt négatifs pour une durée allant jusqu’à dix ans. Le fait que les investisseurs se contentent de taux si bas s’explique en partie par les préférences spéciales des investisseurs japonais et de la Banque du Japon, qui établit de fait presque tous les taux d’emprunt de gouvernement dans le cadre de son programme de contrôle de la courbe des taux. D’autres banques centrales commencent à emboîter le pas à la Banque du Japon : elles aussi sont en voie de devenir les plus importants acheteurs de titres de créance de leur État, de manière à financer l’augmentation considérable des déficits. En raison de l’élargissement des programmes d’achat des banques centrales, le montant de nouvelles obligations émises que les investisseurs devront absorber est assez modeste.
Les achats d’actifs par les banques centrales, qui constituaient au départ un moyen de favoriser une reprise plus rapide de la croissance économique, pourraient dorénavant se révéler nécessaires en permanence afin de prévenir une augmentation des coûts d’emprunt des gouvernements. Après la Seconde Guerre mondiale, la Fed s’est efforcée de maintenir de faibles coûts d’emprunt pour le gouvernement américain en intervenant sur le marché des titres du Trésor. Les achats d’obligations d’État par la Banque centrale européenne (BCE) ces dernières années ont été dépeints comme un outil essentiel de politique monétaire, alors qu’ils visent en fait principalement à limiter les coûts d’emprunt pour le gouvernement italien.
Les porteurs d’obligations craignent que les banques centrales soient en train d’épuiser les outils qui restent à leur disposition pour stimuler l’économie dans un contexte où leurs taux d’intérêt sont nuls ou sous zéro et où leurs bilans sont déjà gonflés par de grands volumes d’obligations d’État et de plus en plus d’obligations de sociétés.
En ce qui concerne les banques centrales dont le taux est positif ou nul, un outil possible qui a été évoqué est le recours à des taux d’intérêt négatifs, comme on le voit déjà au Japon et en Europe. Nous comprenons l’attrait que revêt l’abaissement des taux d’intérêt au-dessous de zéro. Lors des récessions précédentes, la Fed réduisait habituellement les taux d’intérêt de plusieurs points de pourcentage, sans même envisager la possibilité d’arriver à 0 %. Lors des trois grandes récessions précédentes, la Fed a réduit les taux d’intérêt de 400 à 600 points de base chaque fois (figure 4). Cependant, au cours du cycle actuel, elle n’a été en mesure de les réduire que de 225 points de base. Ouvrir la voie à des taux d’intérêt négatifs offrirait une nouvelle possibilité d’assouplissement de la politique monétaire aux banques centrales qui n’ont encore jamais emprunté cette voie.
Figure 4 : Les banques centrales diminuent habituellement les taux davantage
Variations du taux directeur de la Réserve fédérale au cours des quatre derniers cycles de baisse des taux
Nous croyons toutefois que la Fed et la BdC hésiteront à recourir à des taux d’intérêt négatifs, puisque les preuves de leur efficacité ne sont pas convaincantes. De plus, cette politique semble très néfaste aux bénéfices et aux activités des banques, sur lesquelles comptent les décideurs pour transformer les modifications apportées aux politiques monétaires en emprunts qui stimuleront la croissance économique. La Suède a abandonné la mise à l’essai de taux négatifs, invoquant leur inefficacité en ce qui a trait au redémarrage de l’économie. Tandis que Tiff Macklem, le nouveau gouverneur de la BdC, a publiquement évoqué la possibilité de taux négatifs, l’intérêt pour un taux directeur inférieur à zéro semble mitigé aux États-Unis, le principal partenaire commercial du Canada. Il serait surprenant que la BdC emprunte cette voie seule, sans la Fed.
Au besoin, les banques centrales adopteraient plutôt une politique appelée « contrôle de la courbe des taux ». Le Japon dispose d’une telle politique depuis plusieurs années. En Amérique du Nord, le point de vue selon lequel le contrôle de la courbe des taux constitue une évolution plus naturelle de la politique actuelle que l’adoption de taux d’intérêt négatifs est très répandu. Le contrôle de la courbe des taux est tout simplement une forme plus explicite des indications prospectives, outil que la plupart des banques centrales connaissent bien. Dans le cadre d’une telle approche, au lieu de s’engager à maintenir une certaine trajectoire ou un certain niveau pour les taux directeurs, les banques centrales fixent une trajectoire ou un niveau pour les taux obligataires sur l’ensemble de la courbe.
Le contrôle de la courbe des taux atténuerait quelque peu la pression exercée par les achats d’actifs des banques centrales, qui peuvent perturber le fonctionnement normal du marché obligataire. L’expérience du Japon a montré qu’en précisant sa cible en matière de taux, la Banque du Japon avait pu maintenir de faibles taux, tout en réduisant grandement le volume de ses achats d’obligations d’État (figure 5). Ce faisant, la Banque du Japon est arrivée à améliorer les perspectives de liquidité du marché et à conserver son penchant pour l’assouplissement en maintenant le taux des obligations d’État japonaises à dix ans près de sa cible de zéro.
Figure 5 : Contrôle de la courbe des taux et achats annuels d’obligations d’État par la Banque du Japon
Pour le moment, les investisseurs et les décideurs politiques mettront de côté leurs inquiétudes concernant la viabilité budgétaire, étant donné que l’incertitude entourant l’incidence à court et à long terme de la pandémie sur les économies nationales demeure élevée. Cependant, à long terme, les fortes doses de stimulation budgétaire et monétaire devraient se traduire par une augmentation des taux obligataires. Nous prévoyons que les rendements des obligations d’État seront modestes, car les pertes en capital rongent les rendements en revenu, déjà peu élevés au départ.
Au moment où nous évaluons et ajustons nos portefeuilles au vu des changements considérables au sein de nos marchés, nous devons nous préparer à la possibilité que d’importantes portions des marchés mondiaux des titres à revenu fixe finissent par être détenues par des banques centrales. La présence d’acteurs majeurs sans but lucratif sur le marché pourrait modifier certaines des relations fondamentales auxquelles nous nous attendons à l’égard des titres à revenu fixe.
Orientation des taux
États-Unis – Le taux des obligations d’État à dix ans est tombé à 0,60 %, frôlant ainsi un creux record. Comme la cible du taux des fonds fédéraux correspond déjà à une fourchette de 0,00 % à 0,25 %, il est peu probable que les taux continuent de baisser considérablement, à moins que la Fed décide d’adopter des taux d’intérêt négatifs. Nous considérons toutefois cette éventualité comme peu vraisemblable pour le moment. Les achats d’actifs devraient également soutenir les prix des obligations au cours de la prochaine année. Le bilan de la Fed a doublé depuis un an et continuera de gonfler ; il finira par comprendre d’importants placements non seulement en obligations d’État, mais aussi en obligations de sociétés et dans les FNB qui y sont associés. Nous prévoyons que le taux des obligations du Trésor à dix ans aura peu changé dans un an et qu’il se situera à 0,75 %.
Allemagne – Nous ne nous attendons pas à ce que la BCE modifie son taux directeur au cours de la prochaine année. Cependant, l’assouplissement de la politique en raison de la pandémie se poursuivra sous la forme d’achats d’actifs. Étant donné que le taux directeur est maintenu à -0,50 %, nous prévoyons que le taux des obligations d’État allemandes sera d’à peine -0,30 % dans un an. La politique de la BCE revêt une importance beaucoup plus grande pour les obligations des pays d’Europe dont la dette publique est élevée, comme l’Italie et l’Espagne. Les achats d’actifs par les banques centrales renforcent la confiance des investisseurs et maintiennent les coûts d’emprunt à des niveaux peu élevés, alors même que la dette publique, déjà élevée, continue d’augmenter.
Japon – La Banque du Japon continue d’appuyer solidement les prix des obligations d’État au moyen d’achats d’actifs et de cibles explicites pour les taux obligataires. Elle ne devrait pas modifier son taux directeur au cours des 12 prochains mois. Toute appréciation soutenue du yen pourrait déclencher de nouvelles mesures d’assouplissement. Nous croyons toutefois que celles-ci se limiteront à des achats d’actifs, et que le taux directeur sera donc maintenu à -0,10 %. Afin de compenser une partie des dommages économiques causés par la pandémie, le gouvernement a adopté une politique budgétaire très stimulante. L’augmentation de l’offre d’obligations qui en découle devrait être facilement absorbée par le marché, qui reste étroitement lié à la politique de contrôle de la courbe des taux de la Banque du Japon. Le Japon est un bon exemple de pays dont la dette publique élevée ne s’est pas traduite par une hausse des taux obligataires. Nous prévoyons que le taux des obligations à dix ans n’aura que très peu changé dans un an et qu’il se situera dans la fourchette actuelle de -0,20 % à +0,20 % établie dans le cadre de la politique.
Royaume-Uni – Notre prévision sur 12 mois pour le taux des obligations d’État britanniques à dix ans est de 0,40 %, soit à peu près au niveau où il est maintenant. Les perspectives de la Banque d’Angleterre en matière de politique monétaire sont semblables à celles de nombreuses autres banques centrales : des taux directeurs déjà faibles, des programmes d’achats d’actifs de grande ampleur ainsi qu’une longue période de piètre croissance économique et d’inflation inférieure à la cible. Nous n’entrevoyons aucune modification du taux directeur au cours de la prochaine année et nous croyons que les taux obligataires demeureront faibles en raison des efforts de la Banque d’Angleterre visant à maintenir une politique monétaire accommodante.
Canada – Au cours des trois derniers mois, les marchés obligataires ont connu une volatilité sans précédent. La propagation de la COVID-19 à l’échelle mondiale ainsi que la paralysie d’énormes pans de l’économie qui s’est ensuivie ont entraîné une intervention remarquable de la Banque du Canada (BdC) sur les marchés financiers. Depuis janvier, la BdC a réduit de 150 points de base son taux d’intérêt directeur pour le ramener à 0,25 % et s’est lancée, pour la première fois de l’histoire du Canada, dans l’achat de titres de créance. Ces achats ont fait passer le bilan de la BdC à près d’un demi-billion de dollars. Ces programmes d’assouplissement quantitatif ont permis d’alléger les difficultés de financement à court terme et de venir en aide aux entreprises, de manière à garantir le bon fonctionnement des marchés financiers. Les achats d’actifs de la BdC comprendront jusqu’à 50 G$ d’obligations provinciales et 10 G$ d’obligations de sociétés canadiennes.
Il est maintenant clair que la crise aboutira à une profonde récession et que les taux d’intérêt à court terme resteront vraisemblablement à leurs niveaux actuels pendant une bonne partie de l’année 2021. Il est également possible que la BdC augmente ses achats de titres de créance, voire qu’elle ait recours à des taux d’intérêt négatifs si la situation économique se détériore davantage que prévu. Nous nous attendons à ce que les taux des obligations à long terme demeurent dans leurs fourchettes récentes jusqu’à l’apparition de signes probants indiquant qu’une reprise est amorcée. Jusqu’à présent, les investisseurs étaient prêts à accepter des taux extraordinairement bas pour des émissions de titres de créance qui se sont traduits par une explosion des déficits budgétaires. Leur volonté de continuer à le faire sans exiger des taux plus élevés dépendra de leur conviction que les déficits finiront un jour par être maîtrisés. Sans cette assurance, les taux obligataires pourraient être entraînés à la hausse. Nous nous attendons à ce que la BdC laisse son taux de financement à un jour à 25 points de base, et nous maintenons notre prévision de 75 points de base pour le taux des obligations à dix ans.
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