Les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis font les manchettes et engendrent de l’incertitude sur les marchés boursiers de la planète. À cet égard, nul ne peut savoir si les présidents Trump et Xi accepteront une trêve à court terme. En tant qu’actionnaires à long terme des sociétés dans lesquelles nous investissons, nous cherchons à comprendre les conséquences étendues de la détérioration des relations géopolitiques, comme celle qui existe entre la Chine et les États-Unis, et comment elle risque de nuire aux sociétés et à leur chaîne logistique.
Selon les prévisions générales d’il y a peu, le différend entre les États-Unis et la Chine était principalement causé par la volonté des États-Unis de réduire leur déficit commercial et de stimuler l’activité manufacturière au pays. Toutefois, de récents événements portent à croire que leurs motivations sont beaucoup plus complexes et ont une bien plus grande portée. La décision des États-Unis de cibler Huawei, une société d’importance stratégique pour la Chine et le chef de file mondial de la technologie 5G, indique que les tensions concernent moins les échanges commerciaux que la puissance et l’influence montantes de la Chine à l’échelle mondiale. Elles dénotent plus précisément la menace grandissante que pose la Chine pour les États-Unis en termes de leadership technologique.
Déjà vu ?
La situation actuelle présente quelques similitudes avec 1957, année où l’Union soviétique a lancé le premier satellite à orbite terrestre, Spoutnik 1. Ce lancement a pris les États-Unis par surprise et déclenché la course à l’espace, que les États-Unis ont fini par gagner en 1969, lorsque le premier humain a marché sur la lune. C’est de cet événement qu’est tiré le terme « moment Spoutnik », qui signifie : « moment où un pays réalise qu’il est menacé et qu’il doit redoubler d’efforts dans les secteurs de l’éducation et de la recherche et développement pour revenir dans la course ». En frappant Huawei de sanctions, ce qui empêche effectivement la société chinoise d’acheter des « pièces d’origine américaine » (plus particulièrement des puces à semi-conducteur) desquelles elle dépend et pour lesquelles elle peine à trouver des substituts, les États-Unis ont amené la Chine à se sentir vulnérable et exposée. À notre avis, au lieu de servir de tactique de négociation aux États-Unis, ces mesures contre Huawei n’auront pour effet que de motiver davantage la Chine à atteindre ses objectifs à long terme de leadership technologique et d’autosuffisance. En effet, les États-Unis ont involontairement créé le plus récent « moment Spoutnik » de la Chine.
Rien de nouveau
Dans notre rapport publié en janvier dernier, Fabriqué en Chine : Fin d’une ère ou nouveau départ ?, nous avons mentionné que les changements dans les chaînes logistiques n’avaient rien de nouveau ; les entreprises relocalisent leur production d’entrée de gamme hors de la Chine depuis un moment pour réduire le coût de la main-d’œuvre. Nous croyons que les tarifs commerciaux imposés par les États-Unis ne feront qu’accélérer la tendance en obligeant les entreprises à diversifier leurs chaînes logistiques et à diminuer leur dépendance à la Chine.
En même temps, la Chine a évolué et est devenue un chef de file mondial des biens à valeur ajoutée. Cela résulte de changements intérieurs, à la faveur de la progression économique de la Chine et de mesures prises par le gouvernement chinois. Le « plan sur cinq ans » de la Chine et des initiatives comme « Made in China 2025 » et la mise sur pied récente d’un conseil en matière d’innovation scientifique et technologique mettent tous l’accent sur la fabrication intelligente, l’autosuffisance et la progression dans la chaîne logistique de fabrication de biens à valeur ajoutée. Cette propension se reflète dans l’augmentation des dépenses de la Chine en recherche et développement, mais la question clé est : les investissements de la Chine seront-ils rentables à long terme et suffiront-ils à faire face aux réactions de plus en plus hostiles des États-Unis ? Nous avons décidé de nous pencher davantage sur les chiffres.
Innovation
Pour faire le suivi des progrès de la Chine sur le plan de l’innovation, nous avons examiné les brevets internationaux déposés en vertu du Traité de coopération en matière de brevets (PCT). Il constitue une mesure stricte conçue pour délivrer des brevets applicables à de nombreux territoires internationaux, dans le cadre d’une seule demande. Nous avons constaté que les demandes en provenance de la Chine augmentent à un rythme soutenu, et qu’en 2018, leur nombre a dépassé celui des demandes en provenance des États-Unis pour la toute première fois.
Les progrès de la Chine se reflètent également dans les diverses données sur l’éducation. Par exemple, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) a classé la Chine et d’autres pays d’Asie dans les cinq premiers pays sur le plan de la culture mathématique1. En revanche, les États-Unis, par exemple, se classent en fin de liste. Une comparaison du nombre de diplômés dans les secteurs de la science et de l’ingénierie révèle une tendance semblable, les diplômés chinois comptant pour plus que les diplômés de l’Europe, des États-Unis et du Japon combinés.
La qualité des établissements d’enseignement en Chine semble aussi s’améliorer. L’Université Tsinghua a devancé l’Université nationale de Singapour au palmarès des universités de l’Asie du Times Higher Education cette année2 – une première pour un établissement de la Chine continentale. L’Université a aussi publié le plus grand nombre d’articles portant sur les mathématiques et l’informatique figurant parmi la tranche de 1 % des articles les plus cités à l’échelle mondiale, et cinq autres universités figurent dans les 13 premières3. Cette réalisation aurait été inimaginable il y a 20 ans.
Il reste encore manifestement du travail à faire à la Chine pour que la qualité de la production dans les secteurs de l’éducation, de la recherche académique et de l’innovation corresponde à sa quantité, mais jusqu’à présent, les données semblent indiquer une rapide progression à cet égard. Que vous acceptiez comme vrai l’ensemble des données ou non, la tendance ne ment pas.
Autosuffisance
Pour comprendre les répercussions des tarifs et des sanctions imposés à la Chine par les États-Unis, nous avons examiné les données sur le commerce en vue de déterminer l’exposition et la dépendance de la Chine au reste du monde.
Les composants importés compris dans les exportations totales de la Chine sont passés de 60 % dans les années 1990 à 40 % aujourd’hui4. Cette diminution indique que la Chine fabrique des composants qu’auparavant elle importait, contrairement à d’autres pays, comme les Philippines, le Bangladesh et le Vietnam, dont les capacités sont insuffisantes pour leur permettre de fabriquer les leurs. La tendance vers la substitution des importations s’observe encore plus dans la combinaison des importations de la Chine ; les importations de produits intermédiaires transformés ont chuté au fil du temps, tandis que le besoin de biens primaires s’est accru.
Les données sur les exportations indiquent aussi une autosuffisance de plus en plus importante. Sur la période de 10 ans qui a précédé 2018, les exportations en tant que pourcentage du PIB de la Chine sont passées de 30 % à 18 %, à la faveur de l’augmentation de la demande du marché intérieur chinois5.
Échanges commerciaux diversifiés
En examinant de plus près les données sur les exportations, nous avons constaté une exposition diversifiée aux différentes régions et une faible dépendance aux États-Unis. Les exportations destinées aux États-Unis ont diminué au fil du temps et comptent aujourd’hui pour moins de 20 % du total des exportations de la Chine, ce qui équivaut à environ 3,6 % de son PIB total en 2018. Cela contraste avec les exportations vers les pays qui participent à l’Initiative ceinture et route (ICR) qui représentent plus de 50 % du total des exportations de la Chine (ou 9,6 % de son PIB total en 2018)3. Cette disparité est susceptible de se creuser, tandis que la Chine continue d’élargir son portefeuille de signataires de l’ICR, qui compte maintenant 133 pays, comparativement à 72 en 2017.
Avantages concurrentiels
Nous avons déjà mentionné que depuis un certain temps, les entreprises diversifient leur chaîne logistique à l’extérieur de la Chine, vers des régions à coûts moindres, et que nous nous attendons à ce que les tensions commerciales récentes accélèrent cette tendance.
Afin d’évaluer la portée de ces changements et leurs répercussions à long terme sur la Chine en tant que pôle de l’activité manufacturière, nous avons comparé la compétitivité de la Chine avec celle d’autres régions manufacturières.
Bien que la diminution du coût de la main-d’œuvre soit ce qui a le plus motivé les départs de la Chine jusqu’à présent, les entreprises accordent autant d’importance à d’autres types de coûts lorsqu’elles envisagent de relocaliser leur production. En ce qui a trait à la facilité d’y faire des affaires, la Chine s’en tire bien comparativement à d’autres pays, comme l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam et le Bangladesh, et son classement s’est amélioré au cours des dernières années. En examinant les données de plus près, nous avons déterminé que la Chine offre plusieurs avantages clés, que tout autre pays aurait bien du mal à offrir seul. Parmi ceux-ci, notons l’importance de la main-d’œuvre et de la disponibilité des terrains, un réseau d’approvisionnement étendu, des infrastructures de premier plan, l’innovation accrue et, plus importante encore, la proximité d’un énorme marché final.
Le « moment Spoutnik » de la Chine
La décision des États-Unis d’imposer des tarifs sur des biens chinois accélérera, à notre avis, la relocalisation de la production à l’extérieur de la Chine, qu’une trêve commerciale soit décrétée ou non, tandis que les entreprises reconsidèrent les risques de surexposition à un seul pays. La même chose ne peut pas être dite des sanctions américaines contre Huawei. Nous croyons qu’au lieu d’affermir la position des États-Unis à la table des négociations, ces mesures n’auront pour seul effet que de pousser la Chine à concentrer ses efforts précisément dans les domaines où les États-Unis souhaitent la supplanter, nommément l’innovation et la technologie, où la Chine multiplie les prouesses.
En ce qui a trait à notre portefeuille, nous poursuivrons notre recherche de sociétés présentes sur l’énorme marché final de la Chine et de sociétés chinoises avec une expertise technologique dans les segments à valeur ajoutée.