Dans cette vidéo, Eric Lascelles, économiste en chef, RBC Gestion mondiale d’actifs Inc., présente ses perspectives sur l’incidence économique de la guerre tarifaire, les possibilités d’une récession imminente au Canada, et bien plus encore.
Transcription
Perspectives et effets des droits de douane américains
Les droits de douane américains ont toujours fait partie du programme Trump, mais ils sont nettement plus élevés que ce que le marché et nous avions initialement prévu. Les droits américains et mexicains se sont révélés assez élevés, puis des droits sur l’acier et l’aluminium et certains droits de réciprocité restent à venir, du moins au moment du présent enregistrement. Ultimement, ils ont des conséquences considérablement négatives sur la croissance économique.
Ils ont aussi des conséquences non souhaitables sur l’inflation. La situation évolue rapidement et les droits deviendront sans nul doute le thème économique central de 2025. En ce qui a trait à l’avenir, il ne s’agit plus de se demander si les droits seront importants ou non, il semble qu’ils le seront. Il s’agit maintenant de savoir s’ils seront maintenus.
Il est certainement possible qu’ils le soient. Il s’agirait du pire scénario, plus particulièrement problématique pour les principaux partenaires commerciaux comme le Canada et le Mexique. J’estime un peu plus probable que ces droits élevés ne durent pas et soient réduits ou temporaires. La Maison-Blanche veut bien sûr générer une forte croissance aux États-Unis et reconnaît que les stratégies de négociation jouent un rôle important à cet égard.
Il y a probablement place à des réductions, mais rien ne le garantit. Sans pouvoir l’affirmer avec conviction, il est un peu plus probable que les droits diminuent. Il existe aussi un scénario selon lequel ils sont maintenus. C’est ce qui changerait vraiment la donne en ce qui a trait à l’entrée ou non en récession, surtout pour le Canada et le Mexique. Le maintien de ces droits de douane provoquerait certainement la récession dans ces deux pays.
Ils ont aussi un effet passablement négatif pour les États-Unis, quoique possiblement moindre. S’ils sont temporaires, bien sûr, ils causeront toute de même des dommages importants. Les perspectives de croissance sont d’ailleurs déjà quelque peu réduites compte tenu des mesures récemment prises. Elles ne pointent toutefois pas tout à fait vers la récession. En fait, d’un point de vue géographique, le Canada, le Mexique et, dans une moindre mesure, la Chine subiront d’importantes répercussions négatives. À mon avis, les effets seront modérément négatifs sur la croissance des États-Unis, les autres pays sont susceptibles d’être touchés, mais dans une bien moins grande mesure, car leurs liens commerciaux avec les États-Unis ne sont pas aussi étroits.
Quelles sont les perspectives de la politique publique américaine ?
À la suite des élections américaines, l’hypothèse était qu’une administration Trump donnerait probablement un léger coup de pouce à la croissance économique aux États-Unis à court terme, car l’on croyait que la combinaison de baisses d’impôt et de déréglementation et qu’une poussée à l’optimisme serait probablement suffisante pour compenser les effets négatifs de la hausse des droits de douance et de la diminution de l’immigration sur la croissance.
Cette hypothèse est considérablement remise en doute à l’heure actuelle, alors que nous observons deux choses se produire. La première est simplement que les droits de douane sont plus élevés que ce que la plupart d’entre nous avaient imaginé, et que leur effet devrait donc être plus défavorable. Deuxièmement, nous voyons le regain de confiance observé à la fin de 2024 s’estomper de façon significative.
La confiance des consommateurs s’est effritée. La confiance des entreprises et du marché boursier s’est aussi quelque peu érodée. Il est donc plus difficile de déterminer si la croissance en profitera. En considérant les facteurs négatifs et positifs, il semble que la croissance sera peut-être un peu plus faible qu’elle ne le serait autrement en 2025 et potentiellement au-delà.
Cela contraste un peu avec le premier mandat de Trump, alors que la croissance s’est peut-être avérée un peu plus forte qu’autrement. Plus particulièrement, il y a d’abord eu des baisses d’impôt assez importantes, puis des droits de douane relativement peu élevés. Cette fois-ci, non seulement l’ordre de ces mesures est inversé, les droits – la mesure qui pèse le plus sur la croissance – sont imposés en premier, mais ils sont aussi plus importants.
En outre, les baisses d’impôt à venir, si elles sont appliquées, devraient être relativement modestes et ne compenser que la hausse d’impôt découlant de l’échéance des baisses d’impôt antérieures.
Comment les économies internationales se portent-elles ?
Il est fascinant de constater qu’alors que l’économie américaine a quelque peu fléchi au début de 2025, la tendance contraire s’observe dans le reste du monde développé. Nous avons d’ailleurs eu des surprises économiques, et les données économiques s’améliorent un peu dans la zone euro, au Royaume-Uni, au Japon et au Canada. La trajectoire est donc différente, un peu inhabituelle compte tenu de la remarquable contre-performance de ces économies ces dernières années.
Pour en comprendre la raison, il faut à mon avis commencer par des observations, comme le fait que les banques centrales hors États-Unis ont davantage réduit les taux d’intérêt, ce qui a donné un élan supplémentaire à leurs économies. Bon nombre de ces marchés ont aussi des taux de change plus faibles, ce qui stimule également leur compétitivité.
Puis, beaucoup ont simplement de la marge pour prendre de l’expansion. Ils ne sont pas en surchauffe comme les États-Unis le sont depuis longtemps. Ils disposent donc d’une certaine latitude. Par exemple, les taux d’épargne des ménages sont plus élevés, de sorte à pouvoir entraîner une augmentation des dépenses de consommation à mesure que la confiance se raffermit. Le contexte est donc sensiblement plus positif, manifestement quelque peu compliqué récemment par les droits de douane qui sont, bien sûr, d’une grande pertinence pour des régions comme le Canada, et peut-être moins pour d’autres marchés.
Ils ont aussi eu au sein de ces pays, des effets positifs. En particulier, en Europe, au sein de l’Union européenne, nous constatons une détermination à augmenter considérablement les dépenses militaires tandis que les États-Unis se retirent. Cela peut stimuler la croissance économique. Le rehaussement de la limite de l’endettement public en Allemagne pourrait aussi favoriser d’importantes dépenses en infrastructures.
Il semble donc que cette période de stagnation, en particulier en Allemagne, est peut-être sur le point de prendre fin, et que les pays commenceront à croître et peut-être à jouer un rôle plus important sur la scène mondiale. Les trajectoires de croissance sont donc généralement assez positives dans cette région. Nous sommes d’avis que cette situation positive peut se poursuivre, sauf peut-être pour des pays comme le Canada.
Quelles sont les perspectives économiques du Canada ?
L’économie canadienne s’est accélérée dernièrement, en partie pour des raisons fondamentales, comme des taux d’intérêt moins élevés et une monnaie plus faible. Elle n’a inscrit qu’un faible rebond après des années de faiblesse. Une partie de la vigueur récente a toutefois aussi été très artificielle. Les entreprises américaines cherchent par exemple à importer des ressources canadiennes avant l’imposition des droits de douane.
Cela favorise probablement l’économie canadienne. De toute évidence, ce n’est plus le cas maintenant que les droits de douane sont en place. Ils devraient considérablement nuire à l’économie canadienne. Nous prévoyons un fléchissement de l’activité au cours des prochains mois, tandis que d’importants rajustements seront apportés pour tenir compte de cette nouvelle réalité dans un pays axé sur le commerce principalement avec les États-Unis, mais qui n’est plus en mesure de poursuivre les échanges au même rythme.
La question est de savoir si ces droits seront maintenus ou non. S’ils le sont, le Canada tombera presque certainement en récession et potentiellement en profonde récession. S’ils ne le sont pas, s’ils sont considérablement réduits dans les semaines, les mois, voire les trimestres à venir, nous connaîtrons certainement une période de faiblesse, mais peut-être pas tout à fait de l’ampleur d’une récession.
En fait, il y aurait place à un rebond assez important, naturellement, puisque ce processus tarifaire aurait pris fin. Nous estimons que la probabilité de levée des droits de douane est légèrement plus importante. Il est toutefois impossible de l’affirmer avec certitude. Si nous devions regarder au-delà des droits de douane, ce qui n’est peut-être pas une bonne idée à l’heure actuelle, mais si nous devions regarder au-delà, je dirais que l’immigration canadienne ralentit considérablement, ce qui est en quelque sorte un frein à la croissance.
À l’inverse, la croissance de la productivité commençait à se révéler positive, après plusieurs années de baisse. La situation est donc très prometteuse sur ce plan, et je crois qu’il vaut la peine de prêter une attention toute particulière aux élections canadiennes. Le paysage politique pourrait vivre une sorte de réinitialisation, ce qui pourrait stimuler la croissance.
Mais tout cela se produit dans le contexte de cet effet massif des droits de douane, qui seront la force dominante des prochains mois, sinon au-delà.
Comment évoluent vos perspectives pour la Chine ?
Il se passe beaucoup de choses en Chine en ce moment. Les États-Unis l’ont d’ailleurs frappée de droits de douane à plusieurs reprises. Et il ne s’agit pas d’une mesure banale. La Chine est cependant beaucoup moins exposée à l’économie américaine que ce que l’on imagine généralement. Seulement 2,5 % de ce que produit l’économie chinoise est ultimement consommé aux États-Unis.
Nous pensons qu’il s’agit là d’un coup dur, mais tout à fait gérable pour la Chine. En fait, nous sommes optimistes à l’égard de la Chine, du moins dans le contexte actuel d’attentes générales plutôt sombres. Nous avons vu d’autres preuves que la Chine est effectivement à la frontière technologique. Bien sûr, Deep Seek laisse croire que du point de vue de l’intelligence artificielle en langage naturel, la Chine se situe dans le peloton de tête, si ce n’est en tête, et qu’elle est aussi à l’avant-garde des voitures électriques, des batteries, des drones, des trains et des panneaux solaires, et la liste continue.
Bien sûr, un pays qui innove est un pays capable de croître. Nous pensons que la Chine est dans cette position, malgré certaines rumeurs à l’effet contraire. Il y a aussi eu un grand froid entre le gouvernement chinois et le secteur privé chinois, ce qui nous semblait assez problématique. Puis, nous avons commencé à voir la situation se détendre de manière importante.
Rien de surprenant donc à ce que le marché boursier chinois progresse. En effet, nous pensons que le secteur des entreprises est aussi en position de contribuer à la croissance dans une certaine mesure. En ce qui concerne le marché du logement, bien sûr, l’immobilier chinois est très faible, et il ne devrait certainement pas se redresser de sitôt. Nous continuons cependant de croire que nous assistons à une stabilisation provisoire, du moins dans ce secteur.
Il pourrait même montrer quelques signes de reprise. Enfin, la Chine peut encore prendre des mesures de relance. Le gouvernement peut donc continuer à soutenir la croissance au besoin. Il a d’ailleurs récemment annoncé un plan de recapitalisation des banques chinoises qui devrait également favoriser le crédit.
On peut même affirmer que d’un point de vue géopolitique, le retrait des États-Unis de la scène internationale dans une certaine mesure offre une occasion. La scène internationale sera moins encombrée pour la Chine. Quand nous prenons tous ces facteurs en compte, le PIB de la Chine ne devrait croître que de 4 % ou 5 % au cours de la prochaine année, ce qui est considérablement moindre que les normes antérieures du pays.
Nous pensons néanmoins qu’il s’agit d’un assez bon taux de croissance, un taux suffisant pour que le pays atteigne aussi ses objectifs économiques et politiques. À notre avis, le marché est probablement encore un peu trop pessimiste en regard de la Chine.
Comment évolue l’ordre mondial ?
Il est important de ne pas porter de jugement trop rapidement. Par ailleurs, une nouvelle administration peut être élue tous les quatre ans. Il y aura peut-être encore des changements dans l’avenir, mais l’administration américaine actuelle est de nature très isolationniste. Elle ne veut pas jouer le rôle de police mondiale en ce moment. Elle ne veut pas prendre une part aussi active à diverses institutions internationales ni en diriger, que ce soit l’Organisation mondiale du commerce ou l’Organisation mondiale de la Santé ou l’OTAN, etc.
C’est un changement assez profond par rapport au rôle que les États-Unis ont joué dans le monde depuis de nombreuses décennies. Pour l’instant, leur retrait laisse un vide et augmente sans doute le risque de conflits militaires dans le monde entier. Cela représente aussi en partie l’évolution de la mondialisation alors que nous passons d’une ère très hégémonique à une ère de multiples sphères d’influence, potentiellement associée aux barrières et frictions commerciales qui résultent naturellement de ce type de période.
C’est donc le monde dans lequel nous évoluons. Nous voyons certaines parties commencer à tenter de combler partiellement ce vide. Je dirais que c’est particulièrement le cas de l’Union européenne, où les budgets militaires augmentent considérablement et où l’on s’engage à adopter une approche multilatérale ; néanmoins, dans l’intervalle, la situation augmente l’incertitude.
En nous tournant vers l’avenir, je suppose qu’il vaut la peine de nous pencher sur les sphères d’influence. Le passage d’une ère hégémonique dominée par les États-Unis à une ère multipolaire se déroule depuis plus d’une décennie. On supposait que l’ère multipolaire verrait la Chine, les États-Unis, voire la Russie émerger comme sphères d’influence.
C’est fascinant de penser maintenant à la possibilité qu’il y ait aussi une sphère d’influence européenne. On ne sait pas trop ce qui résultera de cette évolution, mais peut-être que le statut spécial des États-Unis en partie ou la monnaie de réserve ou ses valorisations boursières et ainsi de suite pourraient être remis en question au fil du temps.